DR STÉPHANE BRETON, PSYCHOLOGUE ET HYPNOTHÉRAPEUTE
L’approche phénoménologique propose une double lecture du corps : celle relevant du corps du malade tel qu’il l’appréhende de manière objective sur le plan physique et psychique – notamment sur ses représentations et émotions perturbatrices – mais aussi celle en rapport avec le corps du malade en tant que celui-ci l’éprouve, le vit dans sa quotidienneté existentielle. Ce que la phénoménologie nomme « l’expérience corporelle ». Cette bipolarité conceptuelle participe à une meilleure compréhension pour le clinicien des liens existants entre le corps du malade, ce qui est vécu par lui, et sa relation avec la maladie.
ASPECTS PHÉNOMÉNOLOGIQUES DU CORPS
La phénoménologie1 distingue deux perceptions du corps : « le corps objet » et le « corps propre ». Ainsi, le « corps objet » (Körper en allemand) est le corps saisi depuis l’extérieur, perçu comme un assemblage subtil et fonc-tionnel d’une série de processus physico-chimiques, de cellules et d’organes dans une perspective biologique. À l’inverse, le « corps propre »2 (Leib en allemand) est entendu comme le corps éprouvé par la personne (on peut ici parler de patient) depuis son intériorité, son intimité, son expérience corporelle singulière. Le corps devenant totalement subjectivé.
Dans la perspective du « corps propre », le corps est manifesté, éprouvé, en lien direct et constant avec l’en-vironnement qui l’entoure. Il est ce médium incontour-nable qui nous fait « être-au-monde » et rend le monde possible à notre connaissance incarnée. Il est le vecteur de la participation et l’expression de l’engagement dans l’espace de vie. Il est cet instrument si particulier qui permet de jouir de ses activités quotidiennes (marcher, manger, penser, sentir, percevoir...) et qui projette la personne de manière concomitante dans son environ-nement. Il est en quelque sorte une « clé d’entrée » sin-gulière au monde.
Le « corps propre » est selon Merleau-Ponty « un sys-tème de systèmes voué à l’inspection d’un monde »3. C’est ce qu’on nomme aujourd’hui l’embodied cognition pour désigner le rôle structurant du corps dans l’expé-rience vécue. « Mon corps » détermine d’une certaine manière mon milieu de vie, il me spatialise dans mon environnement en me donnant des points de « repères vitaux et des coordonnées affectives » pour que je puisse me déployer. Grâce à lui, je suis devant/derrière, en avant/après, proche/lointain, ici ou là ou alors attiré ou repoussé, par exemple. Autant de positions qui me per-mettent de me situer dans la vie.
Plus encore, le « corps propre » constitue à lui seul une triangulation à la fois affective, fonctionnelle et cogni-tive chez la personne. Ainsi, avant même que je puisse décider de manière consciente de mouvoir mon corps en fonction d’un objectif précis, celui-ci me permet de découvrir et de mettre en relation mes sens avec ce qui m’entoure. Les bruits, les odeurs, la luminosité, les autres visages constituent ainsi autant d’informations, de sensations, de perceptions qui rendent mon milieu non-indifférent. Renseigné sur mon milieu de vie, je peux alors me mettre à fonctionner dans cet espace familier grâce à mes affects.
Deuxièmement, je participe au contact de mon environ-nement à des expériences fonctionnelles : je touche, je regarde, je parle avec un tiers ; j’exerce ainsi mon pou-voir d’agir sur le monde en effectuant de manière suc-cessive ou simultanée des actions.
Enfin, grâce à mon corps, j’utilise précisément les infor-mations qui me sont données pour identifier, discrimi-ner, catégoriser, appréhender cognitivement le monde.
Ces trois dimensions (affective, fonctionnelle, cognitive) intégratives du corps facilitent l’adaptation, l’accultu-ration, l’adhésion de la personne à son environnement tel que le suggère Jean Piaget4. Cette agrégation d’infor-mations contextuelles nourrit notre champ de percep-tions et contribue par là-même à nous faciliter l’action, à enrichir les représentations et à affiner les émotions. Au travers de cette mobilisation psychocorporelle, la personne éprouve, agit, conceptualise ce qui la traverse, la constitue et « fait chair ».
Dans chaque situation de vie (agréablement ou dou-loureusement vécue), le corps s’ajuste de manière dy-namique et naturelle (compris ici comme ne relevant pas d’un contrôle conscient) à l’environnement le plus proche. Nul besoin de tenter toute action de « supervi-sion » du corps pour que celui-ci fasse ce qui relève de lui-même. L’ajustement le plus efficace résulte d’un pro-cessus de non-vouloir, de non-attention et d’un simple laisser-faire. Le processus devenant ainsi transparent pour la personne.
La phénoménologie du « corps propre » insiste sur l’unité intime du corps vécu. Cette intuition allant à l’en-contre d’une perception fragmentaire du corps ordinai-rement pensée. Chaque personne ne percevant qu’une partie (plus ou moins importante) de l’unité corporelle : perception de certains organes ou d’une fraction de membres sans pourvoir d’emblée saisir la totalité du corps de manière immédiate5.
VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE CLINIQUE DU CORPS
À partir de l’approche phénoménologique, le clinicien peut intégrer l’expérience corporelle du patient dans sa logique thérapeutique. Cette exploration psychocor-porelle permet de replacer la personne au centre de l’action médicale dans une perspective humaniste et ho-listique. En réhabilitant l’expérience vécue du patient, le clinicien renforce l’alliance thérapeutique6 déjà exis-tante. Il donne ainsi de la « valeur » à ce que traverse le patient au regard de sa pathologie. Le couple « clinicien-patient » concourt ainsi à mieux se comprendre, à éva-luer ensemble ce qui ne fonctionne plus, et à développer de nouvelles stratégies de guérison.
En rhumatologie, le corps dont se plaint le patient n’est pas le corps ausculté ou plus exactement il n’est pas que ce corps apparent. Il est aussi et surtout un corps qui souffre de dysfonctionnements pratiques quotidiens tels que le lever du lit, la marche soutenue, les gestes répétés en hauteur ou en position basse, par exemple. Le patient est en défaut de son corps fonctionnel dont il se plaint de manière plus ou moins chronique. Le corps devenant dès lors un obstacle à l’équilibre de vie du patient.
L’approche phénoménologique invite donc le clinicien à se pencher sur le « déficit fonctionnel » présent chez le patient mais aussi et surtout sur les ressources propres du patient en ce qui concerne sa capacité à s’adapter et à adapter son environnement à sa pathologie. Il est à noter que toute pathologie restreint dans un premier temps tout au moins (et de manière plus durable par-fois) le champ existentiel du patient. Cet aspect est pri-mordial en termes de représentations, d’affects et de cognition chez le patient. Les fondamentaux (style de vie, croyances, principes de motivation, émotions clés) d’avant la maladie se trouvent ainsi modifiés sous « l’ef-fet dérégulateur » de celle-ci.
Ce « rétrécissement existentiel » est une réponse adaptative nécessaire afin que le corps puisse trouver de nouvelles modalités de fonctionnement selon un « espace-temps » en cours de redéfinition. Ainsi, un patient atteint de fatigue chronique, de difficulté à se mouvoir, de perturbation du sommeil à la suite d’une polyarthrite rhumatoïde va en période de crise être contraint de réduire son « champ existentiel » (limitation de ses sorties, allongement des phases de repos…). Si ce rétrécissement est dans un premier temps bénéfique en termes de régulation (confort matériel, limitation du stress), à terme celui-ci peut devenir un frein à tout rétablissement significatif (perte d’envie, asthénie, par exemple). L’équilibre en la matière est fragile. En conséquence, le clinicien pourra s’intéresser aux ressources qui permettent au patient de « faire avec » la maladie telles que la recherche de solutions organisationnelles effectives : adaptations familiales, sociales et professionnelles. Le clinicien pourra également « questionner activement » le patient sur ce qu’il éprouve de la maladie (stress, processus anxio dépressif, désorganisation du corps, effets secondaires des médicaments), sur les modalités d’amélioration attendues (récupération fonctionnelle, soulagement de la douleur), les réactions psychocorporelles perçues (contentement ou à l’inverse phase de découragement). Cette écoute empathique constitue en elle-même un « marqueur existentiel » vers une prise en charge médicale plus globale et qui devrait montrer sur le moyen-long terme des effets positifs sur l’homéostasie du patient.
CONCLUSION
En proposant un cadre conceptuel « existentiel » du vécu de la maladie, la phénoménologie invite le clinicien à développer une médecine « centrée sur le patient »7 qui distingue comme le souligne la langue anglaise disease, la maladie telle qu’elle apparaît au médecin, de illness, la maladie telle qu’elle est vécue par le patient. L’intention principale est de montrer que la maladie ne peut se réduire à un phénomène objectivable mais qu’elle est au travers d’une personne, un espace sensible, humanisé et traversé par des émotions de peur, d’angoisse, d’attente, d’espoir…. À la suite d’une maladie, le patient éprouve une modification de son « être-au-monde », de sa relation à lui-même. Il est désormais contraint par des dérèglements fonctionnels, affectifs et cognitifs qui le traversent souvent péniblement. Son champ existentiel se réduit. Une réponse globale, objective et durable de la part du clinicien réclame de prendre en compte cet aspect chez le patient.
L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.
Contact : Dr Stéphane Breton / bretonstef@yahoo.fr
RÉFÉRENCES
1. Il s’agit d’une école philosophique fondée au début du XXe siècle dont l’influence est prépondérante en psychiatrie et en psychologie. Ses principaux auteurs sont Husserl, Jaspers, Minkowski, Binswanger, Piaget, Merleau-Ponty, Sass. L’approche phénoménologique emprunte et développe des concepts qui vont irriguer plusieurs disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, la linguistique ou l’histoire.
2. C’est le philosophe français Maurice Merleau-Ponty, qui dans son ouvrage Phénoménologie de la perception (1945), va préciser cette notion de corps phénoménal tel que « le corps n'est ni une chose ni une somme d'organes, mais un réseau de liens, ouvert au monde et aux autres. Le monde est le lieu où se nouent la corporéité et l'altérité ».
3. M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.
4. J. Piaget, Six études de psychologie, Paris, Folio essais, 1964.
5. Référence à ce qu’on nomme la proprioception ou kinesthésie. Il s’agit d’une perceptionconsciente ou non des différentes parties du corps.
6. « L’alliance thérapeutique peut se définir comme la collaboration mutuelle, le partenariat, entre le patient et le thérapeute dans le but d’accomplir les objectifs fixés. » dans A. Bioy, M. Bachelart. « L'alliance thérapeutique : historique, recherches et perspectives cliniques », Perspectives Psy, vol. 49, no. 4, 2010, pp. 317-326.
7. A. Reading, Illness and disease, Med Clin North Am, 1977;61:703–710.